Le récit de Jean

Seuls

Je reprends donc le récit des évènements, juste après le départ de Robert avec Margot.
C’était le 24 octobre.
Donc, me voilà seul avec mes deux cousins. Le lendemain matin, on nous apprit que les Allemands allaient nous emmener à Liège. On me recommanda de faire ma valise. J’y enfermai quelques petits trésors d’enfant, en me demandant où nous allions atterrir. J’étais vraiment encore naïf, car je me rappelle avoir pensé qu’on nous déposerait à un hôtel de la ville où nos parents viendraient nous chercher. On nous rassembla dans le hall d’entrée du château. Je vis soudain arriver une camionnette bâchée de l’armée allemande. Sur l’arrière, la bâche était relevée et deux soldats casqués ; mitraillette en bandoulière, étaient assis sur deux sièges latéraux. Je pensais que nous allions être emmenés comme des résistants prisonniers.
On nous fit monter les uns après les autres, passant entre les deux soldats. Montèrent successivement les frères Sommers, Henri Bosman, et d’autres. Je me souviens avoir été le dernier à monter, après mes deux cousins. Le camion se mit en route, et je vis avec une certaine tristesse s’éloigner la façade du château, puis le porche du donjon. Le camion prit un chemin puis une route que je connaissais bien. Nous roulions vers la ville de Liège. Après environ une demi-heure de route à travers la campagne ardennoise, j’aperçus les premières maisons de la ville de Liège. Le camion roula ensuite le long d’une large avenue puis vira brusquement pour passer sous un porche gardé par deux sentinelles en armes.

La citadelle de Liège

Nous entrions dans la Citadelle de Liège. Une fois passé le porche, je pus me rendre compte qu’on était dans une vaste cour entourée de bâtiments abritant des militaires et des prisonniers.
Contrairement à Malines où je me rappelle avoir passé par la fouille puis par une administration pour décliner mon identité, à Liège, je me souviens seulement que le camion traversa quelques cours, passa d’autres porches. Au cours de ce parcours, il m’est arrivé d’entendre des hurlements en allemand et des cris. C’était des résistants qui subissaient la torture au cours d’interrogatoire. Je faisais mon entrée dans le monde carcéral militaire.
Le camion finit par s’arrêter devant un vieux bâtiment grisâtre. On nous fit descendre un à un du camion, puis après avoir franchi une lourde porte, gravi des marches d’un escalier de pierre qui n’en finissait pas, nous sommes arrivés devant une lourde porte que le soldat qui nous guidait déverrouilla puis ouvrit. Elle donnait accès à une vaste salle sombre, voûtée, aux murs de brique suintant d’humidité. La salle me rappela un film que j’avais eu l’occasion de voir avec Robert à Anvers : son titre était : « La citadelle du silence. » L’ambiance était identique.
La salle s’étendait sur une vingtaine de mètres de long et dix de large. A une extrémité, le mur comportait non pas une fenêtre, mais une ouverture d’environ un mètre carré. Des barreaux achevaient de donner à cette salle sa véritable allure, une vaste salle de prison. A l’autre extrémité, le long du mur se trouvait une espèce de poubelle en acier qui servait de latrine. Tout au long des murs étaient alignés deux rangées de lits métalliques tels qu’on en trouve dans les casernements. Enfin, pour achever de donner une ambiance sinistre, il régnait une forte odeur de toilette.
A peine entrés, nous fûmes entourés par les « anciens. » c’est à dire, les juifs arrêtés dans les jours précédents. Il devait y avoir une cinquantaine de prisonniers. Parmi eux, nous reconnûmes quelques grands de Bassines, ceux qui avaient été emmenés la veille. On nous désigna un lit. Trois lits pour les trois cousins. Nous étions les plus jeunes. Le contraste était fort entre mon cousin Marcel qui devait avoir huit ans et l’ensemble des autres qui se composait d’adultes et de vieillards. Un homme d’une cinquantaine d’année s’approcha de nous pour nous donner quelques explications.
« Je suis le chef de chambre, le plus ancien, » nous dit-il, pour ces Messieurs les Occupants, « le Stubenälteste. »
Il poursuivit :
« tous les jours, arrivent de nouveaux prisonniers arrêtés lors de rafles. Lorsqu’il n’y aura plus de places, les Allemands nous transféreront à Malines, un autre camp pour les juifs arrêtés. »
Ce fut le début de mon entrée dans l’univers carcéral. Deux fois par jour, on nous apportait une miche de pain gris et sec et une espèce de soupe infâme qui nous était distribuée dans une gamelle. Un quart d’heure par jour, on avait droit à la promenade : Un soldat venait ouvrir notre cachot et, en file indienne on reprenait les longs couloirs et escaliers. Ils nous menaient à une cour et on devait marcher toujours en file indienne, le long des parois. Des soldats armés nous surveillaient. On n’avait pas le droit de parler entre nous.
De temps en temps nous parvenaient des cris et hurlements de résistants soumis à la torture. Un quart d’heure après, on reprenait le chemin de la cellule. On s’occupait comme on pouvait pendant la journée. Lecture ou bavardage, occupations entrecoupées par l’arrivée de nouveaux prisonniers. C’était toujours émouvant et même angoissant, car les nouveaux arrivants étaient encore sous le choc de leur arrestation, tantôt dans la rue lors d’une rafle, tantôt dans leur domicile après une dénonciation.

Maline, le Drancy des juifs Belges

Quinze jours se passèrent ainsi, au bout desquels le transfert à Malines survint. Nous avions été prévenus par le chef de chambrée, nous enjoignant de faire nos paquets. Nous avons donc fait le chemin inverse, traversant les différentes cours de la citadelle. Dans la dernière, à peu de distance du porche, toujours gardé par deux soldats en armes, stationnaient quelques camions identiques à celui qui nous avait amenés. Un court trajet à travers Liège nous conduisit à la gare.


Je me rappelle que nous avions été groupés par âge, notamment, nous étions un groupe de huit enfants. Nous avons dû attendre assez longtemps, sur un quai de la gare, encadrés par plusieurs SS en armes. Je me souviens aussi de l’air étonné, pour ne pas dire compatissant de voyageurs, à la vue d’un tel spectacle : des enfants dont un, mon cousin Marcel, en bas âge, gardés comme des prisonniers de guerre. Les SS s’alignèrent pour nous faire monter dans des wagons normaux. Evidemment, leur tâche aurait été plus aisée s’ils avaient disposés de wagons à bestiaux, car à chaque porte, un SS en arme restait en faction.
………..
Une fois, dans ce tram, un homme nous a demandé en yiddish si nous étions juifs. Il portait l’étoile jaune. Pas nous. Nous avons fait ceux qui ne comprenaient pas. Nous avons tout de même eu peur. Car, reconnus par un des nôtres, nous pouvions tomber sous l’œil d’un membre de la Gestapo, et nous étions alors des juifs sans l’étoile.
………
Le train s’étant arrêté, nous pensions devoir descendre, mais nos gardes nous intimèrent l’ordre de ne pas bouger.
Sur le quai, des officiers allemands s’agitaient, comme s’ils craignaient quelque tentative d’évasion de notre part. Cette idée m’avait effleuré pendant le trajet lors d’arrêts en rase campagne, car les toilettes étaient contiguës aux portes du wagon et les gardes me trouvaient sans doute trop jeune pour devoir m’accompagner et me surveiller, mais chaque fois le sentiment d’abandon de mes cousins et peut-être plus les mitraillettes de nos gardes m’avaient retenu.
Un long coup de sifflet retentit et le train se remit en marche sans prendre de vitesse. Curieusement, nous restions en ville. Je voyais par la fenêtre défiler des maisons, maintenant éclairées par les réverbères car la nuit était tombée. Après quelques minutes, le train longea un grand et vieux bâtiment de trois étages puis s’immobilisa dans un grincement de roues. Nous n’avions donc pas quitté Malines.
Simplement, la voie de chemin de fer arrivait directement à notre destination.. Cette voie spéciale était celle à partir de laquelle les wagons à bestiaux emmenaient vers la mort les convois pour Auschwitz. Nous étions arrivés devant un porche où on pouvait lire l’inscription : Kasern Dossin
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Le musée de la Déportation et de la Résistance des Juifs de Belgique se situe à Malines (Mechelen),dans une aile de l’ancienne Caserne Dossin de Saint-Georges. Ce lieu d’Histoire est également un lieu de Mémoire. C’est là, à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers (Antwerpen), que les nazis installent le «SS-Sammellager Mecheln», centre de rassemblement pour la déportation des Juifs de Belgique.
Le «SS-Sammellager Mecheln» est le point de départ d’une déportation sans retour. Entre 1942 et 1944, 28 convois acheminent 25.257 détenus de Malines à Auschwitz en Pologne. Les deux tiers seront gazés à leur arrivée; du tiers restant, seuls 1.207 sont encore en vie à la Libération des camps nazis. La caserne Dossin fut «l’antichambre de la Mort» au sens propre du mot. Le Musée de la Déportation et de la Résistance des Juifs de Belgique présente l’histoire de la «Solution Finale» en Belgique et en Europe.
L’exposition développe plusieurs thèmes: les aides et relais dont bénéficièrent les SS, pourtant peu nombreux, dans la société et les institutions belges, la collaboration des mouvements d’extrême droite, l’extermination de près de la moitié de la population juive de Belgique, l’insoumission et la résistance de ceux qui échappèrent à la déportation, l’aide d’une large frange de la population belge, en particulier à l’égard des enfants.
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Les soldats commencèrent par faire descendre les adultes. Ceux qui attendaient dans le wagon avaient la tête vissée à la fenêtre. Je regardais nos compagnons d’infortune plus âgés, que l’on faisait sortir sans douceur du train. Il y avait une vingtaine de mètres à franchir pour parvenir au porche de la caserne. Nous devions être considérés comme de dangereux individus, car entre le train et le porche de la caserne, il y avait une double rangée de SS, pratiquement tous les mètres, la mitraillette braquée sur cette misérable file de gens qui n’avaient jamais fait de mal à personne.
Enfin, ce fut le tour de notre compartiment. Notre gardien devait avoir des instructions précises car il nous fit sortir dans l’ordre de taille, en commençant par les plus grands. Les derniers à quitter le wagon furent mes petits cousins, André et Marcel en dernier. En marchant lentement vers le porche, j’eus tout loisir de voir la façade extérieure de la caserne. Triste comme toutes les casernes.
Une fois franchi le porche, nous nous trouvions dans une vaste cour rectangulaire, le porche étant situé au centre d’un des petits côtés. La nuit étant tombée, la cour était éclairée par plusieurs projecteurs. Du côté gauche étaient les bâtiments administratifs. On y fit entrer les premiers arrivants. Nous sommes restés les plus jeunes dans la cour. Je compris plus tard pourquoi. Nous n’avions pas subi un interrogatoire complet comme les autres. On nous intima l’ordre de nous aligner dans l’ordre des tailles. A l’instant de notre arrivée, je ne comprenais pas cette ségrégation, les adultes à l’intérieur d’emblée et les plus jeunes alignés dans la cour comme pour une revue. L’explication me fut donnée un peu plus tard.
Lorsque nous sommes arrivés à la Citadelle de Liège, l’ensemble des plus jeunes de Bassines fut directement amené aux cellules sans avoir subi l’interrogatoire administratif. J’avais compris que parmi les jeunes, tous dont les Arouete n’étaient pas étiquetés comme juifs. Les autres, les adultes qui avaient été en premier, la famille van Hamberg, entre autres étaient déjà inscrits, catalogués juifs, bons pour les bâtiments destinés aux futurs déportés.
Nous allions vite apprendre le pourquoi des choses. La dizaine de jeunes en attente dans la cour de la caserne restait à cataloguer, sélectionner, juif ou pas. Nous étions donc alignés dans cette cour sinistre, debout, presque au garde à vous comme pour une revue militaire, un peu fatigués surtout Marcel, qui à chaque instant manquait de s’endormir et de s’écrouler.
Tout à coup, alors qu’autour de nous, il y avait deux ou trois SS, ce qui devait suffire pour garder des enfants, et un gradé à l’air un peu négligé, ( nous apprenions les jours suivants que c’était le commandant en second du camp ) tout à coup donc, un hurlement sec d’un des soldats, ce qui devait être l’équivalent allemand de l’expression militaire « garde à vous ou à vos rangs fixe, » les SS dans un claquement de talons rectifièrent la position et nous vîmes arriver d’un pas rapide, tel un fauve, un officier supérieur SS.
Il n’était pas difficile de deviner que c’était le commandant du camp. Casaque en cuir verdâtre, brillant, bottes impeccables, casquette nazie à la tête de mort, gants blancs, la main gauche gantée, tenant l’autre gant, donc, main droite nue, un instant plus tard, je devais comprendre pourquoi. Un officier d’ordonnance le suivait, des documents à la main. Ce devait être une liste nominative en provenance des listes administratives du château. Toujours est-il qu’un interrogatoire commença. Le commandant se plaça devant le plus grand d’entre nous, Pierre de Muyter. Les plus grands étaient ceux qui étaient déjà passés à l’interrogatoire, au baissé de pantalon. La première question, toujours posée dans un hurlement guttural, destiné à terroriser était invariablement :
Quel est ton nom (wie heist du) ?
Sur la première réponse qui évidemment était suspectée de fausse identité, suivait sur un régistre encore plus élevé :
Le vrai nom (die richtige name) ?
Ensuite, es-tu juif (bis du jude) ?
A cette dernière question, les grands répondirent oui. Au fur et à mesure, on accrochait autour du cou de celui qui avait été interrogé une étiquette avec un numéro matricule, et on le dirigeait vers la porte de gauche, derrière le commandant.
Alors qu’il restait cinq enfants, Richard Lefort, Henri Bosman, et les trois Arouete, le commandant se plaça devant Richard et lui hurla :
« nom, le vrai nom, es-tu juif ? »
La réponse fut non en allemand nein. Alors je compris pourquoi la main droite était restée nue. Elle avait une fonction bien précise lors d’un interrogatoire. Je vis avec effroi le bras droit du commandant prendre un recul, comme le recul d’une raquette de tennis qui va frapper une balle, puis dans un formidable élan du bras, la main du commandant s’abattit sur la joue gauche du pauvre Richard qui fut envoyé au sol.
Il se releva et eut l’étiquette des non juifs.
Nous restions quatre à avoir assisté à cette scène, la première brutalité depuis notre arrestation. Le commandant se tourna ensuite vers mon copain Henri Bosman qui terrorisé, par ce qui venait de se passer répondit oui : numéro vert autour du cou. Direction les futurs partants.
Notre tour arrivait, En effet, il ne restait plus que les trois Arouete formant un misérable alignement. Il m’est difficile de décrire mon état. Le commandant me fit face et mon cœur battait de terreur. La peur du coup de poing était telle que j’étais prêt à dire oui à la question bis du jude. J’attendais avec angoisse la question, mais le miracle se produisit. Le commandant proféra quelques mots à son acolyte, lequel nous appliqua à tous les trois un matricule sur étiquette blanche. Nous étions étiqueté non juif, sans interrogatoire. J’étais devenu E95, André E96, Marcel, E97.
Longtemps, je me suis demandé ce qui avait pu se passer. Etait-ce la répétition de la scène dans le salon de Bassines avec Robert : trop jeunes, ou bien, le nom Arouete lui semblait moins suspect que Bosman. Bref, nous vîmes avec soulagement le commandant tourner les talons, et les SS nous guidèrent vers les bâtiments administratifs. Inscription d’abord puis fouille.
Ce qui m’a frappé, s’agissant de l’inscription et des diverses formalités, c’est que le personnel était juif. L’atmosphère était déjà un peu plus détendue, après l’incident précédent. Il y avait deux bureaux : les sélectionnés, juifs reconnus, avoués, déportés en puissance, en attente de départ, d’un côté, et de l’autre, nous, les étiquettes blanches, en attente de verdict, ce n’était pas la libération, c’était seulement un sursis, sans doute dans l’attente d’informations complémentaires. Nous aurions le privilège d’être logés dans une aile différente.
Ensuite, c’était la fouille. Chacun portait sa petite valise et passait dans le bureau suivant. Les préposés à la fouille étaient des SS, mais très vite je m’aperçus que c’étaient des belges engagés volontaires chez les SS et portant la casquette à tête de mort. Lorsque je me suis trouvé en face de mon inquisiteur, il me pointa un doigt agressif pour m’impressionner et me dit dans un français à accent anversois que je connaissais bien :
« Toi, tu caches quelque chose. »
Sans doute s’attendait-il à un trouble, quelque hésitation qui aurait motivé une fouille au corps : mise à nu, exploration des vêtements etc…Devant ma réponse nette et immédiate :
« pas du tout, je n’ai rien à cacher, »
j’en fus quitte pour la fouille de ma petite valise. Je pensais qu’il allait tomber sur une longue corde que j’avais mis dans mes bagages et à laquelle je tenais et m’accuser d’intention de m’évader. Imagination puérile. Ma corde ne l’intéressa pas du tout et l’exploration de ma valise fut expédiée en deux temps trois mouvement. Je ne l’intéressais plus du tout. Ce fut encore plus rapide pour André et Marcel. A partir de ce moment, nous avons été pris en charge par le personnel juif permanent. J’appris plus tard que cette permanence était fragile, un incident qui tourna au tragique, me révéla cette fragilité.
Sylvain Sommers aperçoit son père dans la cour le lendemain matin.
En attendant, les trois Arouete sont pris en charge par un autre permanent. On nous amène vers un local pour la distribution de couvertures. Chacun de nous reçoit une couverture gris sale, rêche, genre de couverture qui est caractéristique de toutes les enceintes militaires du monde. Ensuite, nous longeons l’aile gauche. A la hauteur de l’angle gauche notre guide nous fait lever la tête. Une lucarne munie de barreaux. C’est le cachot. J’aperçois deux mains accrochées et un visage qui nous regarde passer. C’est la seule vue sur l’extérieur et les « punis, » s’y accrochent et regardent, seule distraction dont ils disposent. Dans toutes les prisons du monde, nous explique notre guide, il y a le cachot pour les indisciplinés et les récalcitrants.
Enfin, nous nous dirigeons vers l’aile gauche, longeant l’aile centrale. Ici sont logés les futurs partants, ceux qui ont reçu une étiquette verte. Je regarde avec soulagement mon carton blanc. Je pense à mon copain Henri Bosman et à son carton vert. Enfin, nous empruntons la porte de l’aile droite, l’aile des cartons blancs, l’aile des sursitaires, l’aile des provisoirement non juifs que nous étions. Après avoir gravi trois étages, nous accédons à une longue salle dortoir en sous pente où sont alignés une cinquantaine de lits. De libre, il ne restait que deux lits pour nous trois. En les réunissant, on en fit un grand lit pour les trois Arouete. On eut du mal à dormir les premières nuits. On était serrés, agités, les couvertures piquaient, la peau, on rêvait de draps bien propres et doux, mais c’était un mirage.
Deux mois se passèrent dans cette sinistre caserne Dossin de Malines, pendant lesquels nous avons vécu un train-train quotidien et quelques incidents…
Les toilettes étaient au rez-de-chaussée. Chaque soir, il y avait la visite et l’appel dans les dortoirs, pour vérifier que tout le monde était présent. De temps en temps, une humiliation était réservée aux pensionnaires. Au cri de pieds propres ( fussezauben ) tout le monde devait s’extraire des couvertures et mettre les pieds en vue. S’il y avait la moindre trace, il fallait sur le champ descendre les trois étages pour se laver. Même chose en pleine nuit pour les besoins. Instruits de cela, on nous indiqua la parade : avoir toujours un gant de toilette mouillé pour un ultime lavage, une petite finition avant le lit.
Une nuit, alors que nous venions de nous endormir, plusieurs rafales de mitraillette claquèrent, nous réveillant en sursaut. On attendit quelques minutes, chacun regardait son voisin Le lendemain, nous apprenons que deux jeunes de dix huit ans ont été repris, après une tentative d’évasion. Par une lucarne, ils étaient passés sur les toits puis avaient attaché un ensemble hétéroclite de cordages noués entre eux, cordes couvertures, vêtements…Repérés par les sentinelles en faction autour de la caserne, ils avaient été l’objet de rafales de mitraillette en signe de sommation.
Leur descente à peine amorcée, ils firent demi-tour pour essayer de se refondre et éviter d’être identifiés. Malheureusement pour eux, les SS avaient été plus rapides. Ils avaient rapidement investi le côté impliqué et avaient appréhendé les coupables. Le matin, par la triste lucarne du coin gauche, le balcon des prisonniers, je vis à travers les barreaux, un malheureux visage, complètement tuméfié, violacé, couvert d’ecchymoses, paupières pratiquement closes par l’œdème. Ils avaient subi l’interrogatoire musclé de tous les prisonniers du monde, après une tentative d’évasion échouée.
Il y avait une famille entière affectée à la cuisine du camp. Tous les membres faisaient partie du personnel qui depuis leur arrestation étaient en sursis, ayant échappé à plusieurs convois. Un jour ils reçurent une visite de l’extérieur. Les visites étaient autorisées. Triste et hypocrite gentillesse de l’occupant à l’égard de condamnés. Visite de non juifs évidemment. Visites autorisées, colis de petits cadeaux autorisés, fouille et surveillance étroite comprises. Les amis, ce jour là, avaient apporté des victuailles, des douceurs, des vêtements, une pelote de laine….. et des aiguilles à tricoter pour donner le change. Le SS en charge ce jour là, après avoir inventorié le colis, a dû flairer quelque chose et s’avisa de dérouler la pelote de laine. Pour trouver au centre un petit papier, petit message anodin, bien innocent, des nouvelles de l’extérieur, peut-être le débarquement des Alliés en Afrique du nord. Funeste inspiration. Toute la famille perdit son poste, immédiatement programmée pour le prochain convoi vers la mort.
A deux ou trois reprises ou plus, pendant les deux mois de séjour, il me fut donné d’assister, par la fenêtre, au départ d’un convoi. Par la fenêtre car les chanceux qui ne partaient pas ce jour là étaient consignés dans les bâtiments avec interdiction formelle de sortir dans la cour sous aucun prétexte. Le spectacle était triste, angoissant. Adultes et enfants étaient groupés, alignés par rangées dans la cour, tandis qu’une horde de SS vociféraient si les ordres n’étaient pas exécutés assez vite. Une à une, les rangées prirent le chemin du porche et disparurent. La cour se vida petit à petit. C’était le départ vers la dernière étape. Derrière les fenêtres, nous avions tous la gorge serrée.
Un jour, en promenade dans la cour, il me prit une idée saugrenue. Au porche, il y avait toujours un SS de garde mitraillette à l’épaule. Et régulièrement, les portes étaient ouvertes pour livrer passage à des camions de livraison. Ce jour-là, j’ai pensé qu’en m’approchant, je pourrais m’échapper, ou tester un simulacre d’évasion.car la vue du garde armé était assez dissuasive. Néanmoins, je finis par m’approcher de quelques mètres. Bien mal m’en a pris car le garde me braqua sa mitraillette et hurla un ordre qui me glaça : « Geza weg snell. » (va-t-en plus loin vite), ce que je fis en me jurant de ne pas recommencer..
Deux mois passèrent ainsi. Un jour, les trois Arouete sont convoqués dans le bureau du commandant. En nous y rendant, je me demande avec anxiété, ce qui nous y attend. Deux personnes occupaient le local. Le commandant en second, trônant derrière le bureau et à ses côtés, un civil. Ce dernier entame un interrogatoire du même genre que ceux vécus précédemment. S’adressant directement au plus petit d’entre nous, sans doute pour l’intimider et obtenir un aveu rapide. L’homme s’adresse en français.
Es-tu juif ? Non, répond Marcel.
Jamais, je n’oublierai cette scène d’un enfant de sept ans récitant une leçon bien apprise, conscient de la nécessité de ce mensonge vital. La même question nous fut posée, je dois dire, en douceur, à André et à moi, douceur contrastant avec la brutalité des interrogatoires précédents. Nous savions qu’il était vital de répondre par la négative. De plus, dans mon imaginaire du moment, dans un bureau avec un militaire et un civil, assorti d’un interrogatoire, le civil, c’est la Gestapo. Alors, l’homme cherche à être persuasif, accentue la douceur de son parlé, nous dit en substance :
« Moi-même je suis juif. Je suis venu pour vous faire sortir de ce camp et vous emmener dans un home d’enfants juifs près de Bruxelles. Mais, je ne peux vous emmener qu’à la condition que vous soyiez juifs, c’est à dire, si vous me dites devant le commandant ici présent que vous êtes bien juifs. Et alors, je quitterai ce camp en vous emmenant immédiatement. »
Tout concourrait à croire en la sincérité de ces propos, la douceur de leur expression, et également l’absence totale d’intervention du militaire qui en d’autres circonstances aurait repris l’interrogatoire en hurlant. Je me trouvais donc devant un dilemme tel que je n’ai pas souvenir d’en avoir vécu un semblable pendant toute mon existence. Etait-ce un piège pour nous faire avouer la vérité et nous plonger ensuite dans l’enfer, du côté des futurs partants, les cartons verts, alors que nous étions encore parmi les sursitaires. Ou bien, l’homme disait la vérité, et alors, en s’entêtant dans la réponse négative, nous étions condamnés à rester dans cette prison, avec un avenir inconnu. Face à ce dilemme, j’ignore encore ce qui m’a inspiré en répondant avec une naïveté désarmante, équivalant à un aveu :
« Monsieur, s’il vous plaît est ce que nous pouvons réfléchir avant de vous répondre. »
Je craignais une réponse du genre : vous avez dix minutes, j’attends et après je m’en irai. Ce ne fut pas le cas. L’homme toujours avec douceur me répondit : je comprends votre hésitation, je vais m’en aller et revenir vous chercher demain. Il n’avait pas dit je viendrai entendre votre réponse. L’enfant qui devant une telle question demande à réfléchir au lieu de dire un non catégorique comme l’aurait fait un non juif est un enfant qui avoue déjà à demi mots. C’est sans doute pourquoi l’homme avait dit : « je viendrai vous chercher demain. »
Cette scène un peu irréelle a vraiment été vécue. La douceur de son expression, le caractère affable, l’absence de hurlements auxquels nous nous étions accoutumés, tout cela me donnait un peu confiance et m’enlevait petit à petit l’idée que nous étions en présence d’un membre de la gestapo, nous tendant un piège. Nous quittons le bureau. Dehors, dans la cour, nos amis, les adultes nous attendaient, impatients de connaître le motif de notre convocation. Racontant en détail le déroulement de la scène, les « grands, » m’ont conseillé de répondre oui, pensant que la situation paraissait vraisemblable, et que de toute façon, nous n’avions rien à perdre. Ce que nous avons fait le lendemain, à voix basse, presque honteux d’avoir été confondu dans le mensonge.
L’officier allemand prit quelques notes sur ses documents. L’homme en civil nous demanda d’aller chercher nos bagages.

Linkebeek, "prison" pour jeunes

Nous avons alors été réunis dans la cour avec les autres camarades dont l’âge était inférieur à 15 ou 16 ans. Il y avait donc les frères Suchovolsky alias Sommers, Henry Bosman, les Arouete…Avec les autres et guidé par l’homme en civil, je franchis le porche au nez de la sentinelle qui m’avait menacé, le cœur un peu serré, car je laissais mes camarades plus âgés que je ne reverrais plus. Il y avait Pierre de Muyter, le champion d’échec, la famille van Hamberg, et d’autres encore.
Une voiture nous attendait, à la sortie de la caserne. J’eus un dernier regard sur ce porche sinistre, sur les rails, voie de chemin de fer du départ vers l’inconnu, et nous traversons la ville de Malines pour prendre la route de Bruxelles pour arriver à une petite localité de la banlieue du nom de Linkebeek.
Vers deux heures de l’après-midi, la voiture s’arrête devant une grande maison. Nous sommes accueillis par une jeune dame, mince, de haute taille qui nous dit être la directrice. Après nous avoir servi un déjeuner, meilleur que l’ordinaire de Malines, elle nous emmena dans son bureau et nous tint un petit discours assez circonstancié.
« Vous avez pu sortir du camp de Malines grâce à la reine Elisabeth de Belgique. Vous ètes ici dans le 2ème home d’enfants . Le premier se trouve dans une autre banlieue de Bruxelles, à Wesenbeek. Elle poursuivit sur le même ton :
« Je m’appelle Rosa Jakubovicz. Appelez-moi Mademoiselle Rosa. Je dois vous expliquer par quelle chance vous avez pu être libéré de Malines et transféré dans ce home d’enfants, échappant au transport vers l’Allemagne. Vous devez savoir que ces homes d’enfants ont été créés pour accueillir les enfants juifs de moins de 15 ans sans parents, notamment ceux dont les parents ont été arrêtés et déportés. Le premier home de Wesenbeek est en fonction depuis septembre 1942. Nous sommes en février 1944. Cela fait donc environ un an et quatre mois. Il est dirigé par l’Association des Juifs en Belgique que l’on appelle l’AJB . L’AJB est contrôlée par les Allemands. Je dois vous dire que notre maintien ici tient à un fil. Pourtant, vous ètes ici en semi liberté, c’est à dire que nous ne sommes pas gardés, mais les Allemands peuvent venir sans prévenir et faire un appel. Car, ils ont la liste précise des pensionnaires du home. Et moi, je suis responsable. Je vous demande donc de me donner votre parole que vous ne vous enfuirez pas, même si vous ètes sollicité et aidé de l’extérieur. » Elle poursuivit :
« Je tiens à vous raconter comment nous avons pu créer ces homes et bénéficier d’une certaine protection. Alors que Wesenbeek fonctionnait depuis septembre 1942, le 30 octobre, c’est à dire à peine un peu plus d’un mois après sa création, un camion militaire et une voiture de la Gestapo firent irruption dans le home. Trois SS armés ordonnèrent que les 58 enfants du home soient regroupés dans la cour de récréation. On intima aux enfants de faire leur valise. Quelques minutes plus tard, tous les enfants et les membres du personnel y compris la directrice montaient à bord des camions et étaient emmenés à Malines dans la caserne d’où vous venez d’être libérés. Dés leur arrivée, on annonça aux enfants qu’ils allaient partir avec le 16ème transport qui devait quitter Malines pour l’Allemagne dans la soirée même. Dans les minutes qui suivirent, se produisit une activité intense de l’intérieur entre la directrice et le commandant mais surtout de l’extérieur, activité qui amena un résultat rapide. Le commandant reçut un ordre de Bruxelles, ordre de libération immédiate, ordre de ramener les prisonniers au home de Wesenbeek. Cette libération, temporaire peut-être était miraculeuse, et il faut que je vous raconte ce qui s’était passé. »
Je suivais cette narration avec une intense concentration car il me semblait que c’était déjà mon histoire qu’elle racontait.
« Car, poursuivit Mademoiselle Rosa, si le home de Wesenbeek était géré par l’AJB, il était étroitement surveillé par l’officier SS chargé à Bruxelles des Affaires juives. Et lorsque l’un des grands responsables de l’AJB apprit le transfert à Malines, il prit immédiatement contact avec une haute personnalité politique. Celle-ci avait la possibilité de contacter directement la Reine Mère Elisabeth de Belgique, qui sans attendre un instant, car chaque minute comptait, intervint auprès de la police SS de Bruxelles pour faire ramener les enfants au home. »
Mademoiselle Rosa nous expliqua comment l’action de la Reine avait pu obtenir un tel résultat. « La reine Elisabeth de Belgique est allemande par ses parents, descendant de la famille des Hohen-Zollern et évidemment parle l’allemand qui est sa langue maternelle. Pour ces raisons, pour cette prestigieuse appartenance à la famille qui a régné en Allemagne pendant des siècles, son action a été déterminante et la décision du SS a été prise sans en référer à l’échelon supérieur, c’est à dire à Berlin à Himmler…Donc tous les enfants ont été ramenés de Malines comme ce qui a été fait pour vous aujourd’hui.
Depuis ce moment, tous les homes sont sous le patronage et la protection de la Reine. Il faut surtout que je vous dise, et c’est pour cela que je vous ai raconté toute cette histoire, cette protection ne tient qu’à un fil. Elle peut tomber à tout moment, surtout si lors d’un contrôle, les Allemands ne trouvent pas présents tous les petits pensionnaires dont ils ont la liste complète. C’est pour cette raison que je vous demande de me donner votre parole de ne pas vous enfuir. »
Mademoiselle Rosa termina son discours en nous expliquant ce que serait notre vie dans le home : nous devions, et cela s’adressait surtout aux grands, moi compris, car André et Marcel étaient encore trop jeunes, nous devions nous soumettre et accepter les corvées qui nous incomberaient à tour de rôle ; mettre la table, débarrasser, faire la vaisselle, corvée de patates, balayage, nettoyage du sol à la serplllière.
Evidemment, chacun fera son lit le matin, et on nous apprit à les faire au « carré, » ce qui me sera enseigné une seconde fois quinze ans plus tard au service militaire.
Il y avait aussi l’enseignement : toutes les matières habituelles mais aussi l’hébreu. Les enfants étaient groupés par sections, avec un chef de section, comme chez les scouts ou encore les militaires, car le matin, il y avait la revue. Les groupes s’alignaient autour d’une grande salle de jeux. Très vite Mademoiselle Rosa eut un faible pour moi, car elle créa un groupe supplémentaire pour me nommer chef de section. J’avais donc sous mes ordres une dizaine de camarades de mon âge.
Mon séjour, qui inclut mon anniversaire de treize ans dura quelques mois. Ce jour du 4 avril 1944, je ne dis rien à personne, car je pensais qu’on pouvait très bien traverser un anniversaire sans festivité. Quelques jours plus tard, Mademoiselle Rosa qui avait dû feuilleter nos états civils, me convoqua dans son bureau et me gronda gentiment pour lui avoir caché cet anniversaire. Elle sortit de son tiroir un cadeau qu’elle avait préparé. Une ceinture de scout avec cette boucle que les enfants aimaient tant. C’était le premier cadeau que je recevais depuis longtemps. J’avais oublié ce qu’était un cadeau.
Un jour, mon frère arriva. Voilà comment Robert raconte nos retrouvailles après la séparation d’octobre :
………………………
Un autre jour, Mademoiselle Rosa me confia confidentiellement qu’un certain nombre de pensionnaires allaient être transférés dans un autre home. Je ne sais plus d’ou émanait l’ordre de transfert, ni son motif. Elle me précisa cependant que mes deux cousins feraient partie du groupe, que l’endroit ou ils allaient être conduits était plus sain, un peu en altitude. Enfin, elle me dit que je resterais à Linkebeek car elle avait besoin de moi.
(Note de Robert : Jean m’expliqua que la raison pour laquelle Mademoiselle Rosa l’avait gardé était parce qu’il était bricoleur, en particulier, ayant remarqué qu’il y avait, dans une serre, une vielle lunette de water oubliée, il s’en était servie pour réparer une autre qui était cassée.)
Un autre jour, je fus convoqué par Mademoiselle Rosa. Un homme demandait à me voir. Je ne le connaissais pas. Il me dit être envoyé par Madame Dessart pour prendre de mes nouvelles et constater que tout allait bien pour moi. Ceci se passait en présence de Mademoiselle Rosa qui, après quelques minutes d’entretien, fut appelée et nous laissa seuls.
Alors, l’homme dévoila la véritable raison de sa visite. Il me dit qu ‘en me quittant, il m’attendrait à l’extrémité de notre rue. Il me proposait de le rejoindre pour me conduire en lieu sûr, car, me dit-il les homes d’enfants juifs n’étaient plus sûrs. Des nouvelles de France, avaient révélé que des convois entiers d’enfants avaient été transférés vers Drancy puis Auschwitz. Ce danger devenait potentiel en Belgique.
Je lui répondis que j’avais donné ma parole à la directrice de ne pas m’enfuir sans qu’elle m’ait donné son accord. Devant mon refus, il prit un papier et un crayon et me rédigea une brève note, me donnant le trajet à suivre pour me rendre en lieu sûr en cas de danger imminent. Je pliai consciencieusement le billet et l’enfouis au fond de ma poche.
Et ce jour arriva. Un jour d’août 1944, Mademoiselle Rosa convoqua tous ses petits pensionnaires et nous dit en substance :
« les chefs de la résistance m’ont dit qu’à l’approche des alliés, les Allemands allaient prendre la décision d’emmener vers les camps de concentration les enfants et le personnel des homes, » . Les membres de la résistance, en accord avec l’AJB, se proposaient de nous emmener et nous cacher jusqu’à l’arrivée des armées alliées. Ceci devait être exécuté ce jour même ou au plus tard le lendemain car il y avait extrême urgence.
Alors, je pris la décision d’agir seul. Je demandai à Mademoiselle Rosa son accord qu’elle me donna en me recommandant la plus grande prudence, sachant qu’elle n’avait plus à répondre à qui que ce soit puisque l’époque de Linkebeek s’achevait.

Odet, les retrouvailles

L’instant suivant, je revêtis ma cape, une cape kaki genre boy scout qui m’avait été délivrée à l’arrivée et sur laquelle était cousue l’étoile jaune de David. Je vérifiai que j’avais bien au fond de ma poche le papier qui devait m’indiquer l’itinéraire à suivre et je franchis la porte de ce home ou j’avais passé quelques mois assez heureux et insouciant.
Une fois dans la rue, tel un fuyard coupable, je regardai à droite et à gauche vérifiant l’absence d’un uniforme allemand. Après une centaine de mètres, j’avisai un porche assez profond dans lequel je m’engouffrai. Et là, prudemment, vérifiant que je n’étais vu par personne, j’arrachai l’étoile jaune de mon vêtement. Aujourd’hui encore, je ne me rappelle plus si, quelques reliquats de fils où une marque laissée par l’étoile ne révélait la présence récente de ce dangereux signe révélateur. Je sortis mon papier et commençai à étudier les instructions concernant le trajet que je devais suivre.
Marcher cinq cents mètres. Prendre un premier tram jusqu’au centre de Bruxelles et prendre un autre tram quittant Bruxelles pour se diriger vers Waterloo, lieu de la dernière bataille de Napoléon. La destination que l’on m’a indiquée est la ville de Wavre près de Waterloo. Je sais que je dois me rendre chez la personne qui a caché Robert mon frère après sa fuite de Bassines
J’arrive donc à Wavre chez Mademoiselle Breulet. On m’installe dans une pièce en arrière de l’entrée. Je suis là depuis à peine une demi-heure, on sonne à la porte. J’entends à travers la porte Mademoiselle Debiens qui revient d’Aish en Refaille ramenant mes deux cousins et qui dit à Melle Breulet :
« Maintenant, il faut que j’aille chercher Jean à Linkebeek. »
Il y a une surprise dit Mademoiselle Breulet, et ouvrant la porte derrière laquelle je me trouvais, Melle de Bien fut surprise et ravie de me voir là, lui évitant la mission d’aller me chercher.
Je n’ai jamais su comment Mademoiselle Debien, comment la résistance belge avait conscience de l’urgence. Elle était réelle, car André m’apprit plus tard que la veille du jour ou Mademoiselle Debiens était venue chercher mes cousins, les SS étaient venus à Aish avec des camions pour emmener sur ordre les enfants du home. Mais au moment d’être embarqués dans les camions de la Reichbahn, l’officier allemand responsable du transfert s’était esclaffé : « Je ne veux pas de cette vermine dans mes camions ». Cette parole vexatoire cachait-elle un esprit humanitaire destiné à sauver ces enfants de l’extermination ? C’est ainsi qu’André l’interpréta.
J’ai appris longtemps après que les Allemands étaient venus le surlendemain pour trouver la maison vide. D’autres précisions me sont venues plus récemment. L’acceptation par les Allemands de homes d’enfants juifs étaient destinée à faire passer leur mensonge qui était que les déportés étaient destinés à des camps de travail, ce qui n’aurait pas été crédible si de jeunes enfants étaient déportés sans parents. Mais leurs intentions finales étaient bien d’avoir sous leur surveillance dans les homes des juifs qu’ils pourront le moment venu déporter en masse et exterminer, ce qu’ils ont fait en France avec les enfant d’Ysieux et avec notre cousin Gérald.
Sur le champ est prise la décision programmée, de nous emmener tous les trois dans les Ardennes à Odet chez les Dessart pour moi.
Quelques heures de taxi et je retrouve enfin Robert.


















































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